Carbon killer, un job d’acheteur

Nous aimerions avoir une vision suffisamment large du monde pour vous dire où regarder (Don’t look up, le film star de Di Caprio), et comment apprendre à aimer le monde avant d’espérer le changer (la panthère des Neiges, film magnifique de Sylvain tesson et Muniez qui a le fâcheux inconvénient de vous donner envie de tout quitter pour une cabane au fond du jardin) mais notre expertise est beaucoup plus humble et pragmatique : nous accompagnons depuis plus de 20 ans les entreprises pour des écosystèmes performants et durables, et particulièrement les directions achats dans l’élaboration et le déploiement de leurs stratégies Achats.

Le sujet de l’empreinte Carbone est à la porte de toutes les directions Achat, voire il s’est invité aux réunions de direction… mais il a encore tout l’air d’un étranger , dont on ne maîtrise pas les codes, la culture. Certains doutent de leurs compétences pour traiter le sujet, et d’autres feignent l’indifférence en attendant que les prochaines étapes s’imposent comme une évidence.

Pourtant les directions achats , et en première ligne, les acheteurs , ont un rôle essentiel à jouer dans la prise en compte et l’atteinte des objectifs de décarbonation. Nous vous expliquons pourquoi.

 

Pas d’atteinte des objectifs de décarbonation sans engager le scope 3a.

Dans son dernier rapport, émis en août 2021, le GIEC (1) nous rappelle qu’à moins d’une réduction immédiate, rapide, et à grande échelle des émissions de gaz à effet de serre, limiter le réchauffement à 1,5 °C sera hors de portée. Rappelons que cela suppose de réduire nos émissions de GES de moitié avant 2030, et d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 .

 

Face à cet enjeu, plusieurs acteurs accompagnent les entreprises de toute taille pour définir leur ambition et leviers de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. On citera notamment l’Initiative SBti (Science Based target inititiave) (2),  et la démarche ACT Pas-à-pas de l’ADEME (3).

 

Le scope 3a représente une source majeure des émissions des entreprises, et particulièrement de dans les secteurs industriels où il représente entre 85 et 90% en moyenne . Comme l’explique le WEF dans son rapport « Net-Zero Challenge : the supply chain opportunity »(4). A chaque maillon supplémentaire de la chaîne de valeur, le produit ou service concerné comporte une part croissante d’émissions de GES liées aux matières premières et services utilisés pour le produire. Ainsi, plus une entreprise est proche des consommateurs, plus les étapes de transformation sont nombreuses et distantes, et plus son action sur le scope 3a sera essentielle pour contribuer aux objectifs de décarbonation de l’économie.

Cependant, selon le CDP (5) , la plupart des entreprises n’engagent par leurs fournisseurs sur le changement climatique . Ainsi, 71% des entreprises ayant publié en 2021 ont inclus le scope 1 et 2, mais seulement 20% ont intégré le scope 3. Particulièrement, concernant le scope 3, seulement 2,5% des fournisseurs ont pris des engagements alignés avec les objectifs de limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C.

 

 

Les engagements sur le scope 3a, pas à pas

Ainsi le sujet du carbone s’invite dans les directions Achats, et devient même fondamental pour tenir des engagements désormais essentiels pour l’entreprise (au regard de sa responsabilité sociétale, et plus spécifiquement des attentes désormais très répandues des consommateurs, investisseurs, et autres parties prenantes ayant une influence immédiate sur l’avenir de l’entreprise)

 

Les différentes formes d’engagement en lien avec le scope3a s’expriment sous 3 formes :

  • Un engagement de réduction des emissions de GES du scope 3 en valeur absolue, ou par unité de vente (Tonnes ou metre carré par exemple), à un horizon précis (souvent 2030) (sans oublier l’année de référence)
  • Un engagement de réduction des émissions de GES (par tonne de matière première achetée par exemple ) sur une catégorie d’achats particulière (comme le cuivre par exemple pour une compagnie minière)

Bien souvent, ces engagements sont liés à des actions de réduction des émissions de GES sur les transports. En effet, la performance carbone du transport est directement liées à sa performance opérationnelle (optimisation des flux, taux de chargement), et donc à sa performance économique, ce qui justifie largement d’attaquer ce secteur en priorité. On notera à ce sujet cadre de collaboration et de travail proposé par l’initiative fret 21 (6) .

Pour les mêmes raisons sont souvent citées les catégories d’achats liées au transport des salariés (Essence, voyages d’affaires , en valeur absolue ou rapporté au nombre de salariés à temps plein dans l’organisation).

 

Selon l’organisation de l’entreprise, sa maturité, l’intégration de la RSE dans sa gouvernance, et le contexte même dans lequel cet engagement a été pris, la robustesse même de cet engagement a plus ou moins été testée par la direction achats. Ainsi, il appartiendra dans tous les cas, et très rapidement, à tout directeur achat, de fiabiliser le pilotage de la performance carbone en lien avec le scope 3a.

Il conviendra dans un premier temps d’introduire le pilotage du carbone dans les outils de dialogue avec les fournisseurs, dans le but de construire à terme un référentiel produits / fournisseurs incluant l’empreinte carbone . L’expérience montre qu’il faut minimum 1 an à un fournisseur pour créer les mécanismes et outils nécessaires pour publier un nouveau jeu de données, comme en témoigne aussi le CDP dans son dernier rapport  « Engaging the chain: driving speed and scale » (7)

Différents leviers peuvent être activés pour accélérer le partage de ces informations, comme l’introduction de ces éléments dans les appels d’offres, ou encore le fait de rendre cette publication obligatoire dans les process d’homologation, au minimum pour les fournisseurs et catégories d’achats stratégiques en la matière.

Simultanément,ou dans un second temps,  les acheteurs seront appelés à renforcer leur capacité à explorer leur marché, en portant une attention particulière aux alternatives technologiques , susceptibles d’apporter à moyen terme des alternatives décarbonées en substitution ou complément des chaines de valeur actuelles. L’intégration de ces enjeux dans les stratégies d’achats est de nature à changer radicalement l’analyse du portefeuille, et l’identification et la gestion des fournisseurs et des partenaires adéquats pour développer les solutions envisagées.

A titre d’exemple, on peut citer les enjeux de recyclabilité du polystyrène, résine plastique pour l’instant non recyclable. Dans un contexte règlementaire de plus en plus contraignant (et notamment la loi AGEC dans ce cas), certains industriels de l’agro-alimentaire tels que Andros, Bigard, Triballat et Yoplait  ont créé le consortium PS25 pour amorcer la première filière de recyclage . L’accès aux déchets ménagers par la consigne de tri, et l’industrialisation des technologies de recyclage sont sur le chemin critique pour l’aboutissement du projet, impliquant ainsi des acteurs comme Michelin (projet de recyclage par micro-onde, en collaboration avec la start-up Pyrowave)

D’autres acteurs de l’emballage polystyrene ont déjà  fait  ou feront peut-être le choix de basculer leurs emballages du polystytène au PET , entrainant des investissements pour modifier les lignes de conditionnement.

Dans les 2 cas, l’état est impliqué et peaufine sa stratégie pour la réduction, la réutilisation, le réemploi et le recyclage des emballages en plastique à usage unique, dite « 3R » .

A la lumière de ces illustrations, on mesure à quel point les angles de vue sur une même filière peuvent être divers , complémentaires ou divergents, et que la capacité des directions achats à appréhender leurs marchés de façon écosystémique , en renforçant leur efficacité partenariale, sera essentielle.

 

Planifier dans l’incertitude

Plus l’environnement est incertain et volatile, et plus indispensable est la stratégie.

Ainsi, depuis quelques années, ce monde qui était déjà qualité de VUCA (Volatile Uncertain Complexe et Ambigu) se complexifie encore , rendant le travail des acheteurs extrêmement difficile , pour la sécurisation des approvisionnements notamment, et la volalité des prix.

Face à l’enjeu d’intégration des indicateurs Carbone dans leurs outils et méthodes, les directions achats sont confrontées aux éternelles difficultés de la nouveauté .

La première des incertitudes provient des chiffres eux -mêmes. Ainsi, malgré d’énormes investissements dans des bilans carbone et des Analyses de cycles de vie (ACV) , il reste difficile pour les directions RSE et achats de définir les priorités , et encore plus difficilement , des objectifs.

Cela s’explique par 2 raisons essentielles :

  • La 1ère est l’incertitude inhérente aux bilans carbone et ACV. Ces études étant réalisées avec des bases de données, plus les matières / produits / services sont spécifiques (y compris par leur origine géographique), et plus le niveau d’incertitude sur la donnée est important.

 

  • La 2ème est la difficulté des acheteurs à évaluer le niveau de maturité, et de progression, des fournisseurs en place. Les informations fournies par mes fournisseurs sont-elles fiables et comparables (surtout lorsque les secteurs géographiques et standards en place sont différents) ? Quelle est la capacité des fournisseurs à progresser sur le sujet ? Dans quelle mesure dois-je l’accompagner dans les transformations nécessaires sur sa chaine de valeur ? En effet, tant qu’une mesure de la performance n’a pas été établie, nourrie et éprouvée sur le sujet, les critères de priorisation des actions resteront intuitifs et difficiles à tangibiliser. Cela constitue, dans des sociétés aux gouvernances complexes, une difficulté majeure pour convaincre et obtenir notamment les budgets nécessaires pour passer à l’action.

Face à ces difficultés, et potentiellement les freins à l’action,  les directions achats pourront appliquer les méthodes inventées en leur temps, et éprouvées, pour construire des chaines de valeur plus résilientes en termes de gestion des approvisionnements ou de gestion de la volatilité des cours . Questionnement, co-construction, chantiers d’analyse de la valeur (la valeur carbone cette fois), contrats , partage des risques … autant de compétences déjà développées et à transférer sur ce nouveau challenge.

L’approche de ces sujets sous un angle collaboratif semble s’imposer, en reconnaissant tout d’abord que l’incertitude sur les données reste encore importantes, et que les efforts des fournisseurs en la matière, dans un souci de transparence, doivent être valorisée.

Par ailleurs, nous pouvons anticiper que tant le sujet du carbone restera un sujet de collaboration possible , non monétisé et non intégré dans les discussions commerciales, des grandes avancées pourront être faites, en s’appuyant sur une volonté de transparence mutuelle. Cependant le carbone est déjà monétisé, et les taxations sur le sujet commencent à s’imposer dans plusieurs catégories d’achats , ce qui rend la nécessité de poser les bases d’une collaboration transparente d’autant plus urgente.

 

Rendre l’avenir possible

Historiquement tournée vers la communication, le règlementaire, et les affaires publiques, il nous semble que la RSE sous-utilise la fonction Achats depuis trop longtemps.

Quand l’IPCC cite Antoine de Saint Exupéry sur la page web du rapport spécial sur les impacts du réchauffement climatique à 1,5°C,

« Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. “  – Antoine de Saint Exupéry, Citadelle, 1948

il nous semble que c’est un appel à toutes les chevilles ouvrière de l’entreprise, et particulièrement aux acheteurs, dont la mission a toujours été, et restera, de préserver la valeur créée par l’entreprise, en incluant désormais à sa juste hauteur les enjeux climatiques et sociaux .

 

  • GIEC ( Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat)  https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2021/08/IPCC_WGI-AR6-Press-Release_fr.pdf
  • A propos de SBti : https://sciencebasedtargets.org/how-it-works
  • ADEME (Agence de la transition écologique ) :  https://bilans-ges.ademe.fr/fr/accueil/contenu/index/page/ACT2/siGras/0
  • https://www3.weforum.org/docs/WEF_Net_Zero_Challenge_The_Supply_Chain_Opportunity_2021.pdf
  • CDP (Carbon Disclosure Project ) : non-for-profit charity running environmental disclosure systems and evaluation
  • Fret 21 – Initiative portée par l’AUTF (Association professionnelle des chargeurs) , l’ADEME, le MTES pour accompagner les entreprises dans leurs projets de décarbonation du transport .  https://fret21.eu/page-initiatives/
  • CDP Global supply Chain report – https://www.cdp.net/en/research/global-reports/engaging